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Chapitre 1

                    

1- Où ?                                                                                                   

 

Je reste plongé en moi-même, prisonnier d’un univers obscur. Une nuit profonde m’isole totalement. Mes yeux sont désespérément fermés. J’ai beau tenter de concentrer ma pensée sur la nécessité de les ouvrir, rien n’y fait. Le contact est coupé. Le circuit électrique du lever de rideau sur ce monde qui m’entoure ne fonctionne plus.

Disjoncté !

Je reste l’objet captif d’une carcasse inerte. Mon monde est clos, au sens propre ! Un robot sans batterie.

Je ne peux ouvrir mes lucarnes sur l’entourage. Il me semble être couché, ou, tout au moins, flotter dans une impesanteur cotonneuse. Mentalement je tâtonne en vain, n’ayant plus de contact avec un quelconque support matériel rassurant.

Suis-je nuage ou flaque ?

J’ai l’impression de couler, de me diluer.

Je ne maîtrise pas du tout cette angoissante désagrégation autant physique que mentale. Une indolente et incontrôlable liquéfaction. Je me sens pris, désarticulé, dans un vertigineux tourbillon centré sur l’oeil noir de la bonde du vide qui m’aspire, assoiffée. Curieusement, je n’ai pas du tout mal. Cela finit de m’inquiéter.

Finalement je préférerais souffrir un peu. Pas trop, bien sûr ! Mais il me semble que je serais réconforté. Au moins  une perception douloureuse resterait-elle encore le signe de mon existence physique. Oserais-je dire humaine ! Cette sensation surréaliste d’immatérialité m’imprègne et me délite. Elle m’est profondément désagréable : mon corps désemparé reste dépourvu de toute limite sensible. Il semble déconnecté de tous contacts sensitifs susceptibles de l’orienter, de le délimiter, de le rasséréner. Chaud ou froid, haut ou bas, dur, mou, devant, derrière… Et le bruit, la parole, la musique, l’odeur et le toucher des autres…

Car n’est-ce pas par cela que l’on existe vraiment ? Par ce contact de notre enveloppe charnelle avec l’extérieur. Ma petite boussole interne a décidément perdu le Nord. Hélas. Le silence radio est total sur mes capteurs altérés, avides de détecter un quelconque signal !

Jour ou nuit ? Impossible à préciser. Mon univers reste uniformément capitonné d’un feutre étanche à tout. Le silence y est lancinant. Insecte prisonnier au cœur vénéneux d’une plante carnivore, je m’englue dans le poison mielleux d’un cauchemar. 

Une vraie cellule d’isolement.

Serais-je devenu fou ?

Car la folie peut-être pourrait être l’excuse ultime à mon délire, vain soubresaut, dans un monde sourd à mes angoisses. Je commence à avoir très peur de moi. De cette dissolution mentale non maîtrisable. 

Mais où puis-je donc bien être ?

Dans quelles étranges contrées de l’inconscient me suis-je égaré, à la frontière d’un rêve noir qui m’absorbe comme un buvard et d’une insaisissable réalité ? Ecartelé, j’ai la sensation de voguer, objet sans consistance, poussé par des vents de hasard. J’erre aux confins d’un monde parallèle dans lequel l’imaginaire bave sur le physique pour le digérer. J’ai cette inconsistance moirée de la tache d’huile infiniment étalée sur une mer en ébullition. Cette impalpable densité des nuages presque transparents dilués dans les feux du couchant.   

Aurais-je irréversiblement franchi le miroir des apparences pour aller au-delà de moi-même ?     

Tout est tellement flou dans mon cerveau : il semble cependant fonctionner encore puisque je pense. Ou bien, plutôt, je crois penser ! Mais l’incohérence me glace. Les voies de l’idéation que je tente de suivre sont aussi emmêlées qu’une pelote de laine avec laquelle aurait joué un jeune chat capricieux. J’en perds le fil au premier nœud. Je dois alors repartir à zéro pour, persévérant, recommencer à tâtons un cheminement hasardeux. Tenter d’en rembobiner l’écheveau. Je tourne ainsi en rond avec le même acharnement qu’un insecte bouseux poussant la crotte au sommet du tas de sable : dépassé par sa charge il finit toujours par rouler avec elle pour se retrouver sur le dos en dérisoires gesticulations, offert à la semelle du promeneur. J’en ai l’inconfortable et vaine posture. J’essaie ainsi de refaire, encore et toujours, un travail de mémoire pour me resituer, m’identifier à l’image que j’avais de moi-même. Mais celle-ci s’effiloche comme les nuages sous le vent, cardés en lambeaux de coton aux sommets des montagnes. Mes idées ont cet imprévisible vol des papillons que mon filet, manipulé maladroitement, n’attrape qu’avec difficulté. Elles ont la fugacité des comètes hasardeuses, des météorites. Et qui peut intempestivement s’accrocher à la queue d’une comète sans s’y brûler les doigts ou la cervelle ?

Ma course mentale a l’inconsistance d’une gerbe d’étincelles, dans l’inquiétante obscurité d’un ciel sans lune. Mes pensées s’entrechoquent comme les silex entre les doigts maladroits d’un hominidé. Je m’escrime en vain à tenter de rallumer un feu pour éclairer la nuit de mon ignorance. Nul éclat cependant. 

Je peine à me concentrer pour reconstituer de mémoire ce que fut mon passé. Je voudrais m’y raccrocher avec l’ultime espoir du bateau ivre de tempêtes amarré à l’ancre salvatrice. Se cramponner à un repère, aussi labile soit-il ! Un tuteur auquel faire confiance. Y trouver l’appui nécessaire pour tenter de me relever. Ce qu’est le solide bourdon au pèlerin de Saint Jacques. J’en ressens le besoin comme d’une bouée de sauvetage pour me prouver que j’existe. Encore. Ou que j’ai existé.

En éclair, des images éphémères et fuyantes me reviennent. Elles glissent, insaisissables, avec l’agilité des poissons frais et gluants que les doigts perdent dans leurs vaines crispations et qui les laissent vides et poisseux.

Indescriptible viscosité de mon esprit. J’en suis, hélas, captif. Je voudrais tant m’en libérer. Le coaltar ! La poisse !

Je voudrais parvenir de nouveau à accommoder sur ces vagues réminiscences, étoffe déchirée de ma vie, afin d’arriver à la projeter nettement sur l’écran de mes souvenirs. La dispersion de ses lambeaux a l’incohérence d’un patchwork. Les morceaux du puzzle sont éclatés : des grands, des petits et ciselés de drôle de façon. Quelle incroyable mosaïque à reconstituer ! Trop de cassons, tous difformes, et impossibles à agencer entre eux. Trop de casse, tout court ! Travail improbable d’archéologie ! 

Mais que m’arrive-t-il ?

Un souffle rauque rythme le silence de cette atmosphère inquiétante dans laquelle je baigne. Je me débats, oscillant tour à tour entre le doute et la folie, entre l’impression nauséeuse d’ébriété et la vaine tentative pour m’agripper à un raisonnement cohérent. Un étrange jeu de colin-maillard. J’en suis l’aveugle titubant, les yeux bandés, au milieu d’une ronde de fantômes sadiques.

Fait-il nuit, fait-il jour ? L’éternelle question, la recherche d’un jalon. D’une borne. Rien de plus désespérant que cette quête. J’ai ce désespoir des marins au bord du naufrage qui n’auront jamais su où ils étaient avant de disparaître.

Suis-je encore immergé dans la rythmicité du temps qui passe ou suis-je en dehors de lui ? Serais-je dans un de ces mondes parallèles, au-delà de la vie, auxquels certains osent croire pour se rassurer ?

Serais-je agonisant dans un cul de basse fosse ?

Prisonnier d’un cachot aux murs duquel le temps s’arrête, figé dans l’uniformité de jours sans espoir dont on oublie le compte ?

Mes yeux sont clos, verrouillés à double tour. Scellées, les paupières, sur mon obscurité intérieure.

Elles ont perdu cette transparence charnelle qui leur est propre et que le plein soleil qui les caresse peut faire rougeoyer. Le sang s’en est-il retiré ?

Peut-être le monde s’est-il soudainement obscurci pour leur ôter toute couleur de vie ?

Eclipse ou tombeau ? 

Elles ont cette lourdeur opaque des plombs dont on scelle les cercueils qui doivent voyager. Ceux, hermétiquement fermés, dont le contenu putride reste dangereux et contagieux pour l’entourage.

Suis-je ou ai-je un jour été dangereux pour mes proches ?

Suis-je l’infortuné passager clandestin d’un tel macabre voyage ?

Mon corps se joue de moi : il m’échappe et, par instant, me devient à nouveau perceptible, puis semble s’évaporer encore. Un jeu subtil de dissolution et de condensation qui achève de me détruire mentalement. Une incompréhensible alchimie qui m’égare.

Chacun de mes membres devient alors très lourd : ils ont cette densité des madriers de vieux chênes séchés à cœur, résolument inertes à mes tentatives de commande. De détestables rondins !

Ne serais-je plus qu’une marionnette désarticulée dont les ficelles auraient été sectionnées ? Une espèce de Pinocchio auquel aurait manqué l’onction bienfaisante de la fée. Une bûche, en somme ! 

Je sens confusément que le schéma de ce que fut mon corps est resté gravé dans les reliefs de cette caboche que je trimbale depuis quarante années.

On finit par s’habituer à soi, malgré soi, petit à petit, au fil des jours. Ces derniers patiemment nous modèlent : ils sculptent la base incontournable de nos racines au fil affûté de nos expériences. Les bonnes et les mauvaises. Celles qui forgent les regrets et celles que l’on voudrait oublier.

De ce corps, mon corps, j’en sais, ou du moins j’en savais, toutes les imperfections, toutes les faiblesses inavouées que l’on tente de cacher par pudeur. Certaines transparaissent malgré tout, nous rendant vulnérables aux autres : ils savent alors où nous frapper. Sur ces points que l’on dit « faibles » ! Le tendon d’Achille, quoi !

Et puis toutes les autres, celles que le monde qui nous entoure ne peut voir, bien sûr : profondément ensevelies au fond de nous, avec soin, consciemment ou non, si intimes et si douloureuses, que l’on tente de les guérir par l’oubli. Dans le secret de nos nuits blanches si l'on visite à pas de loup les recoins cachés de notre mémoire, on les ressent parfois comme ces bourrelets sensibles des vieilles cicatrices. Elles se rappellent à nous en suscitant une grimace de douleur.

Mais on évite le plus possible cette errance solitaire redoutée. Par lâcheté ! En se laissant entraîner par les courants trépidants de la vie, on tourne à en perdre la tête, pour s’enivrer. On accède à la transe des derviches, on entrevoit l’espace d’un instant le mirage du bonheur et l’on retombe inerte pour sombrer sans transition dans le sommeil.

L’amnésie est parfois thérapie.

Mais peut-on commander aux souvenirs ?

Une peur panique me saisit tout à coup : l’inertie de cette paralysie me glace jusqu’à la moelle des os.

Ne serait-ce pas cela la Mort ? M’aurait-elle enfin cueilli à l’improviste, cette faucheuse impénitente ? Serais-je le dernier bouffon de cette Reine d’un royaume duquel personne n’est jamais revenu ? Depuis la nuit des temps  cette incontournable garce terrorise l’humanité qui, pour tenter de s’en défendre, a inventé des Dieux immortels !

Ne serait-ce pas cela,  la Mort ? Une pulvérisation physique d’où s’échapperait un lambeau de pensée. Une insaisissable charpie que certains appellent l’âme. Un impalpable fantôme de ce que l’on a été, divaguant dans un monde invisible, parallèle à celui des vivants. Celui de ceux qui fonctionnent encore normalement, bien en chair avec leur cœur et leur sang tout chaud, leur cerveau aux commandes et soumis aux humeurs, aux hormones et à tout le reste.

Enfin, serais-je mort ? Passé de l’autre côté ?

J’en doute un peu, bien que cette idée me traverse l’esprit ! Je tente de me raisonner. Réfléchissons.

La mort, m’avait-on appris, c’est l’arrêt de la pensée. Aussi déliquescente soit-elle, celle-ci clignote faiblement encore en moi. La flammèche timide de la veilleuse oscillant, fragile, aux courants d’air, la pâle auréole d’un fanal dans le brouillard. Mais enfin…

Or, si je pense, je dois bien “ être ” encore un peu ! C’est déjà quelque chose que j’ai entendu dire ailleurs. Car on n’invente jamais rien. Tout au plus s’approprie-t-on les lieux communs, en les accommodant à la sauce de notre compréhension. 

Il en est ainsi de toutes les règles : nous les ajustons, couturiers maladroits et marrons, à nos modestes dimensions humaines : leur souplesse nous les rend plus commodes à supporter. Ces compromis nous aident aussi à nous supporter, lorsque l’on se regarde par nécessité en se rasant le matin devant la glace. Nous n’avons pas ainsi à baisser les yeux en croisant cette vision de nous-mêmes que nous offrent les matins blafards.

Si j’étais mort, je songe qu’il faudrait encore me raser pour être présentable ! Mes poils me survivront un peu : je sais que mon système pileux sera plus vivace que moi et aura le dessus sur mon pourrissement : les tombeaux sont remplis de barbus qui se négligent ! Finalement, je serais le compost de mes propres phanères ! Pour un temps !

Mais c’est fou ce que je peux gamberger. Je dois impérativement rassembler mes idées.

Où suis-je ?

Suis-je encore ?

Dans une autre vie peut-être ?

Une autre vie ?

Ses nouveaux contours m’échappent, intangibles, fuyant, comme mes pensées. Leur recherche, à tâtons, me laisse l’illusion que j’existe encore un peu !

La vie, les vies ?

Nos vies sont-elles comme ces matriochkas d’Ukraine, en bois blanc ou papier mâché, maquillées de couleurs vives ? Des poupées gigognes qui s’enfantent les unes les autres, de la plus grande à la plus petite.

Je crois avoir lu cela, il y a longtemps... Où ? Qu’importe.

Aurions-nous plusieurs vies ?

Dans laquelle me suis-je donc égaré ?

Suis-je en mutation, en transit... Dans mon jeune âge, on m’avait parlé du purgatoire, un moyen terme entre le paradis et l’enfer, dans l’au-delà.

Je me sens décidément très mal à l’aise. Je suis pris d’un vertige nauséeux induit par cette désagréable sensation d’une absence de repère dans le noir de moi-même. C’est pire que les « space mountains » à Disneyland. J’ai l’impression de chuter, l’estomac me remontant sous le menton avec des hauts le cœur. Puis le mouvement s’inverse et je suis aspiré dans une vis sans fin. J’ai le sentiment de subir les incontrôlables oscillations d’un ludion aux mains d’un enfant capricieux : mouvements désordonnés dans une bouteille de café noir : monter, descendre, remonter...

Looping, grand huit ! Les affres de la cerise dans le shaker à cocktails.

Dans un noir complet, absolu, sinistre. J’ai peur ! 

Et toujours ce rauque sanglot persévérant, tout proche, dont les tièdes vibrations se vrillent en moi. Ebriété funèbre, perception d’un mal-être à dégueuler tripes et boyaux !

Ai-je encore trop bu hier ?

Il est sûr que cela m’arrive plus souvent qu’à mon tour.  Enfin ! Mais d’une telle cuite ! Jamais le souvenir !

Depuis quand suis-je comme cela, bouteille à la mer, dont se jouent d'imprévisibles courants ?

Puis-je identifier une quelconque odeur ? Je voudrais renifler mais j’ai le nez bouché. Je ne peux percevoir d‘un odorat hésitant que d’étranges exhalaisons. Un vague relent de dégueuli, l’âcre odeur de la transpiration d’un corps macéré, une haleine chargée des remugles de caries, la pointe acide des urines croupies. L’odeur peut-être des chambres closes et confinées depuis trop longtemps dans lesquelles chaque courant d’air, traqué, est considéré comme néfaste.

Chambre de vieux malade... Ou de vieux tout court !

Odeur de sépulcre peut-être ?

Avec la fadeur agressive des putréfactions débutantes...

Suis-je en train de me décomposer en fond de bière ?

Ce serait le comble, moi qui, grand amateur de mousse, ai vidé tant de chopes ! De bière ! Des brunes et des blondes. Des noires aussi, Guinness oblige ! Mais je frémis !

Il paraît que l’on peut être enterré vivant !

J’ai lu ça, ou entendu dire que c’était possible ! Des cercueils, ouverts lors d’exhumations, auraient révélé sur leur couvercle des traces de griffures désespérées. Des presque morts, encore vivants, mais prématurément catalogués par la Faculté dans la catégorie des dépouilles à éradiquer !

Mis en boîte trop tôt, trop chauds, ou encore un peu, du moins. J’ai ouï dire qu’un moribond ayant passé quelques heures dans le frigo de la morgue s’était agité sur la paillasse à la grande panique des croque-morts lors de la dernière toilette avant la mise en caisse.

Est-ce mon cas ?

Un réveil trois pieds sous terre ! Sans téléphone portable. Allô la terre !

Mais mes mains sont inertes, lourdes, immobiles, insensibles à ma volonté de commande.

Je ne peux tambouriner contre les impalpables parois de cette prison d’obscurité qui, angoissante, m’étreint et m’enveloppe.

Je suis simplement conscient de cette sidération, misérable consolation à mon état amorphe de mollusque!

Une huître !

J’ai l’apathie d’un invertébré. La sensation d’être liquéfié, inconsistant, impuissant à exister. Un amoeboïde plasma sans limite définie.

Ne serais-je qu’une âme en déroute ? Incube ? Pas même. Fantôme errant, traînant le boulet de ses lâchetés d’homme dans une vie passée.

Est-ce cela la mort ?

J’ai soudain en éclair des réminiscences de religion. C’est à elle, il paraît, que l’on se rattache en dernier ressort, pour tenter de sauver ce qui peut l’être. L’homme reste hypocrite jusqu’à son dernier souffle. « L’éternité, c’est long » nous dirait Woody Allen ! Mieux vaut donc s’y préparer. J’étais à cent lieux de penser à mes cours de catéchisme. Ceux-ci me reviennent à l’esprit dans toute leur vanité : un mode d’emploi pour aller vers une vie prétendument éternelle, si l’on en croit les bon pères ! A relire de toute urgence : sait-on jamais ! Je revois ces fastidieuses séances d’apprentissage de la métaphysique religieuse à inculquer à un petit bonhomme en culotte courte, affamé et au bord du malaise après une matinée de classe. Midi sonne à la cloche de la cour que le concierge agite à grands coups de corde saccadés. L’enfant libéré franchit en courant le porche du petit lycée, traverse la place écrasée de soleil, remonte une étroite ruelle de la vieille ville pour gagner un immeuble à la façade vérolée de salpêtre. Il pousse la lourde porte cochère dans l’obscurité d’une entrée dans laquelle s’entassent les poubelles. Il s’engage dans une sombre cage d’escalier en colimaçon, parfumée des effluves appétissants de cuisson mêlée d’encaustique. Sur la pointe des pieds, il  sonne à la porte du premier palier. Attente puis glissements feutrés de patins sur le parquet ciré. La porte s’ouvre. Il entre dans une salle à manger aux meubles exubérants de style Henry VIII à la patine rassurante. On le fait asseoir devant la table. Et c’est, l’estomac dans les talons, qu’il ânonne sa leçon et s’instruit de la catéchèse en pensant à son déjeuner à venir. L’histoire sainte et la religion sont expliquées par une austère demoiselle. Cette bigote semblait être âgée, jaugée par les yeux cruels d’un enfant de huit ans excédé ! Carabosse, il la surnommait !

Il avait sous les yeux un gros livre beige cartonné édité chez “ Mâme à Tours ” pour autant qu’il se souvienne de la page de garde. Il fallait mécaniquement lire chaque question et en apprendre par cœur les réponses, aussi hermétiques soient-elles ! Un indigeste charabia que l’incompréhension rendait presque magique. Je m’y revois et ce salmigondis remonte à la surface de ma mémoire comme les bulles nauséabondes distillées des macérations de la vase.  

Des croix devant chacune de ces questions en fixaient la difficulté : rouges ou noires selon l’année d’étude.

Les noires pour les plus jeunes, les plus crédules. Les rouges sans doute jugées plus ésotériques pour les aînés !

Existe-il plusieurs Dieux ? Réponse (croix noire): et de réciter avec l’automatisme idiot d’un moulin à prière affamé « -Il n’en existe qu’un et un seul... »

Donc deux ? Un et un seul...

Mais où en suis-je du fil décousu de mes idées ?

Le surjet se détend et les voilà qui s’envolent comme un vol de moineaux, comme ces hirondelles des cheminées que les frimas d’automne dispersent d’un seul coup.

Elles ont cette fragilité des colliers de perles que la logique et le souci d’esthétique enchaînent l’une à l’autre avec cohérence jusqu'au moment imprévisible de la rupture du cordon qui les tient. D’un coup elles s’éparpillent en tous sens et, même en les recherchant à quatre pattes sous le lit, avec toute l'attention possible, on en perd encore quelques-unes. Quant à les remettre dans l’ordre, c’est une autre affaire, toute de patience. Capricieuses, mes idées folâtres se jouent de moi, m’échappent, s’entrechoquent, se mêlent en un magma dont l’ébullition lente me tient dans cet état de demi-veille mentale.

Serais-je simplement dans le coma ? Quasiment annihilé ! Comment les autres, s’il y en a, me perçoivent-ils ? Dépouille ou avec encore des signes de vie ?

Mais toujours, à mes côtés, ce souffle rauque et rythmé de la Bête dont je sens la présence vigile. Elle râle avec une régularité métronomique, sans un instant de repos, sans une hésitation. Dort-elle ? Va-t-elle s’éveiller en sursaut ? Où se trouve-t-elle exactement ? J’ai toujours cette désagréable impression d’avoir perdu toute orientation spatiale dans un monde sans abscisses ni ordonnées : espace et temps se mélangent. Un monde de hasard dont l’irrationnel terrifie. Je suis immergé, passif, dans les rouleaux puissants de ma pensée. Je n’arrive pas à les maîtriser. Je ne suis que guignol désarticulé, naufragé, concassé par leurs vagues qui vont et viennent, se jouant de moi. J’ai l’inertie d’une solive au jeu cosmique des flux et des reflux...

Depuis combien de temps ce manège morbide dure-t-il ?

Le crêpe noir qui enveloppe cette étrange perception que j’ai de moi-même, impalpable linceul, gomme l’alternance rassurante des jours et des nuits... Et cette nuit, ma nuit, semble n’avoir plus de fin...

Je reste désemparé car la réalité m’échappe.

Suis-je en état de rêve ? 

La vie des humains m’a-t-elle été confisquée ?

Cette vie à laquelle j’avais d’abord cru, à laquelle j’avais initialement tant voulu me cramponner pour tenter de la modeler à ma façon.

J’avais toujours pensé qu’il fallait essayer de vivre comme si l’on était éternel. Voler cette idée d’éternité au concept de Dieu, pour moi, c’était aussi Lui dérober un grain de Son prestige, durant l’éphémère instant de ce qu’est une vie d’homme. Oser prendre avec une hautaine insolence teintée de mépris ce temps qui se plaît à nous culbuter, comme la boule de bois aveugle dans le jeu de quilles. Me voici donc pris à mon propre jeu. Puni, peut-être, pour tant de prétention. Un châtiment divin ?

Mais quand finira-t-elle, cette nuit ?

Et quand a-t-elle donc commencé ?

Je gratte dans la fange du moment présent pour tenter d’atteindre les strates d’un passé plus ancien... Plongée persévérante en apnée, aveugle, au sein de mon obscurité, à la recherche d’une lueur, d’un fanal !

Les navigateurs étaient parfois abusés par les feux de la côte, illusion de port, que les naufrageurs allumaient sur les récifs. Ils s’y fracassaient avec la naïve candeur du croyant, ou de l’insecte hypnotisé par la flamme, langue gourmande le dévorant l’espace d’un crépitement.

Je cherche une lueur de ma lumière passée pour éclairer mon présent ! Peut-être n’en trouverai-je d’ailleurs qu’un vestigial rayon : les étoiles mortes, au cœur définitivement éteint depuis bien des millénaires ont le privilège de briller encore à distance. Je guette l’écho de mon Big-bang créateur !

J’erre en vain comme Poucet, perdu dans le sous-bois, cheminant tête baissée, sous la lune, cherchant à voir briller les cailloux blancs émiettés dans la sente...

N’ai-je semé que de la mie de pain ? Mes traces sont effacées.

Mais qu’y trouverai-je ?

Je butte enfin sur mon vécu : je m’y heurte de plein fouet.

Mon passé me court après, me colle aux basques. Il est indécrottable. Il alourdit ma semelle alors que je la voudrais de vent ! Si je tente de l’oublier, il vient, revanchard et têtu comme une bourrique, me tirailler, aussi incisif qu’un fer rouge, dès que je ferme les yeux ! Le traître coup de pied rancunier de la mule du Pape !

Depuis quand ai-je tenté de le fuir, ce passé ?

Voici bien vingt années que j’ai coupé les ponts, largué les amarres, et jeté les aussières par-dessus bord pour n’avoir plus à m’ancrer nulle part, ni sur personne. Mon errance est celle d’un vaisseau fantôme, dans un univers parallèle à celui des gens rangés. Dans cette sérénité que procure l’appartenance au troupeau dont ils font partie, ils ignorent l’existence de ce monde qu’ils côtoient ! Je navigue, invisible aux yeux de ceux pour qui la vie à un sens :

Un sens Unique !

Le sens de la bienséance culturelle et sociale.

Du berceau au repos éternel dans les allées du cimetière suburbain, en passant par les stades obligés de l’école, la famille, l’apprentissage, l’impératif du travail ou bien l’oisiveté souvent crapuleuse de l’assisté social et la retraite enfin, un mirage attendu...

Qu’est-ce que la retraite à laquelle ils aspirent ?

Non pas des grandes vacances ensoleillées au crépuscule de la vie. Mais une fuite, une débandade, une glissade vers le puits de l’inutilité, une mise au rancard, une dépose sur le trottoir quand le bus des jeunots n’a plus rien à faire de vos incompétences et vous laisse vous flétrir dans les affres de la sénilité : une Bérézina personnelle, une attente… Une terrible attente de la fin, pleine d’interrogation et d’angoisses. Les projets achèvent de se mesurer à l’aune des improbables lendemains puis s’estompent enfin, ne laissant que la perspective d’un insurmontable mur à percuter de front.

Comment et quand ?

Seul souvent, et délabré !    

Je me suis fréquemment penché avec l’œil froid de l’entomologiste sur ces curieuses créatures humaines en les voyant s’agiter autour de moi. Je n’existais pas pour elles, qui me piétinaient presque. Elles cheminent, agitées, avec conviction, de la naissance à leur mort comme ces fourmis en colonnes harmonieuses persuadées qu’elle ont une mission. Famille, patrie et religion. C’est au nom de ces deux dernières qu’elles s’étripent avec hargne et fanatisme depuis des millénaires.

Mais pourquoi l’homme a-t-il donc eu besoin de concevoir un Dieu ?

Et si, par hasard, ce dernier existait, bien caché dans un petit coin de l’univers, à quoi bon en inventer tant d’autres avec des noms différents : il y a de fortes chances que ce soit le même ! Mais quelle vanité !

Vertige et nausée ne vous étreignent-ils pas si vous réalisez que l’étincelle d’une vie n’est rien qu’un misérable trait d’union entre l’avant et l’après ? Cet éclair fugace entre deux néants, deux insondables gouffres, on  le franchit toujours seul, avec l’instabilité d’un saltimbanque ivre, jouant dangereusement avec son balancier !

Quel sens a la vie, enfin ? Certains la prennent au sérieux.

De quoi rire.  

La mienne, de vie, je l’ai mise sens dessus dessous. Et, avec elle, toutes mes certitudes et mes croyances. Car j’avais été bien formaté jusque-là ! Comme les autres.

La société se plait à nous estampiller d’un poinçon d’orfèvre, au fil de notre élevage, afin que l’on reste dans le rang uniforme de ses moutons, dociles à conduire et à tondre annuellement ! Je n’ai plus voulu me laisser faire. J’ai, face aux évènements qui me dépassaient, jugé qu’il me fallait rompre avec cette acceptation soumise du cheptel.

Cela s’est passé brutalement, jour néfaste d’apocalypse pour moi, il y a plus de vingt années !

Je ne l’attendais pas ce coup de Trafalgar. Le boulet m’a frappé en pleine poire et m’a ouvert les yeux. Ebloui par un flash douloureux, faisant gondoler la rétine et exploser le cœur, j’ai soudain compris que rien ici-bas ne vaut la peine que l’on s’accroche inconsidérément à la société, ce bain de culture dans lequel prolifère le bacille humain.

Elle nous enfante, nous abreuve de ses principes érosifs autant que les tarets dans la coque des vieux thoniers de bois. Ils nous trahissent un jour ou l’autre et finissent par insensiblement nous pourrir, nous laissant nous abîmer soudainement par le fond, dans une immersion glauque et définitive.

Moi, j’ai coulé à pic, d’un seul coup, et j’ai fini par toucher la vase du fond en soulevant un gros nuage de malheur. Je pense qu’avec le temps il a dû se dissiper pour ceux que j’ai laissés. Au fond de moi, il persiste, ce nuage, et, quelle que soit la saison, il m’entoure pour obscurcir ma vision. Il me poursuit, malgré moi, comme un reproche, filtrant chaque instant pour lui enlever sa couleur et son goût.    

Mais je ne regrette rien. Non, rien de rien…

Ce ne  serait que lâcheté de ma part de revenir sur mes pas. De toute façon, ceux-ci, comme les empreintes laissées sur le sable de la grève, sont effacés. Je ne pense pas qu’il me soit possible d’en retrouver la trace.