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Chapitre 1

            Moi, enfant du Fleuve Rouge…

 

 

-Peut être m'avez vous vu, touristes occidentaux, si, passant dans ma ville, vous vous êtes perdus dans le dédale des ruelles effervescentes pour arriver vers le vieux marché.

-C’est mon quartier de prédilection !

-Vous vous êtes faufilés en piétinant un peu dans ce lacis surpeuplé, jouant des coudes et évitant cyclopousses et bicyclettes. La chaleur est moite, les odeurs épaisses, le grouillement incessant. Une fébrilité de fourmilière. Surtout le matin, lorsque l’activité est la plus intense. Coniques et jaunes, brillant au soleil, les chapeaux dansent devant vos yeux avec une mouvance de flots torrentueux. Et gare aux coups des palanches de bambou, ployées sous leur chargement de fruits et de légumes. Gracieuses et souples, elles oscillent harmonieusement sur les frêles épaules des porteuses aux pas chaloupés. Ces dernières inlassablement jacassent et caquettent.  

Ce vieux marché construit de béton et de brique reste le centre incontournable du commerce local. C’est un inextricable labyrinthe aux allées étroites et encombrées dans lesquelles il faut se faufiler prudemment pour ne pas causer l’effondrement des étals : je ne m’y aventure qu’avec lenteur et souvent guidé par des mains complaisantes. Cette ruche bruissante est un capharnaüm surréaliste, un inimaginable bazar, dans lequel l’on peut tout trouver : des produits maraîchers, tout frais débarqués au point du jour par les sampaniers du fleuve Rouge, aux textiles et aux fripes des surplus occidentaux en passant par l’outillage artisanal et les inquiétants médicaments de médecine traditionnelle : des tisanes et des poudres en tout genre, des reptiles séchés ou vifs, des hippocampes et des lézards, des sexes momifiés d’animaux sauvages aux prétentions aphrodisiaques ainsi que d’inquiétants champignons et racines aux vertus de jouvence. Toute une pharmacopée extrême-orientale pleine de mystère. C’est vers ce lieu fascinant que convergent toutes les artères vitales de ma ville. Ce marché est son cœur. Il bat à un rythme effréné, celui de l’agitation de ma grise cité teintée de crachin et de mélancolie. Il est enchâssé dans des méandres de ruelles qui pulsent comme autant de vaisseaux dans lesquels coule la vie. Cette bâtisse, m’a-t-on dit, est d’une couleur ocre vieillie, aux coulées noires de moisissures, délavée par les moussons et les vicissitudes du temps passé. Elle est d’un style suranné que l’on peut qualifier de « colonial ». Elle fut édifiée par les Français voici bien des années, bien des guerres…

- Car, savez-vous, dans mon pays, le temps se compte au rythme des multiples guerres qu’il lui a fallu mener pour parvenir à exister ?

- L’indépendance durement gagnée et la réunification ont eu leur prix. La paix nous est maintenant revenue, mais la douleur de nos pères à qui nous la devons reste encore vive sur leurs cicatrices. Ils ont, en effet, payé pour nous, toujours au comptant, la rançon de cette liberté : avec leur chair et avec leur sang. Nos héros nationaux sont des épaves racornies sculptées par le napalm et mutilées.  

-Et puis, après l’avoir acquise, cette liberté de notre pays, il nous a fallu tenter d’apprendre à l’utiliser ! Le mode d’emploi n’en est déchiffrable qu’avec le temps et l’expérience. Car « Indépendance » ne signifie pas forcement liberté pour l’individu. C’est ce que nous avons appris à l’usage. Chacun d’entre nous a découvert alors que le poids des chaînes est lourd aux épaules qu’il brise, lorsqu’un parti unique se veut carcan. On apprend à taire ses opinions car les prisons de jungles ne pardonnent pas ! On se soumet par nécessité plus que par lâcheté. De plus, la paix ne résout pas tous les problèmes. Elle ne reste qu’une piètre consolation lorsque s’y greffe, vivace comme une liane vénéneuse, la misère, incrustée au cœur du petit peuple. Celui-ci, en nombre toujours croissant, constitue le terreau de la société, le compost sur lequel fleurit, par force, l’idéologie semée par les Cadres. Ces derniers, frères prêcheurs impénitents d’un évangile selon Lénine, semblent tous être convaincus des idées qu’ils colportent mais leur univers corrompu et confortable reste bien différent du nôtre. L’idéologie est notre couronne d’épines ! Et celle-ci, aussi séduisante soit-elle, ne nourrit pas son homme. Certes, pendant les temps de guerre, l’ombre noire de la misère se fait la pire des vermines car elle tue autant que les bombes à fragmentation auxquelles elle s’associe.

- En temps de paix, elle nous enveloppe dans ses plis sans que l’on puisse s’en dépêtrer  mais son agressivité  s'apaise un peu et la rend relativement supportable au grand jour. Même si l'on ne mange qu'une fois par vingt-quatre heures, du moins reste-t-on digne, et peut-on survivre à ciel ouvert sans courir, assourdi de terreur et de bruit, la nuit comme le jour, aux abris de fortune lorsque claironnent, stridentes, les sirènes et que grondent au loin, en nuée meurtrière cachant le soleil, les essaims de B52 et leur tapis de bombes. « Carpet bombing » disaient-ils, les Yankees. A plus de deux kilomètres, les déflagrations rendaient encore sourd !

- Mais il paraît que l’on s’habitue à tout. Et Dieu sait toutes les épreuves que mon peuple a vécu ! Cette époque des conflits, dans l’horreur des bombardements, des flots de napalm, des agents oranges défoliants, des bombes à billes, on me l’a simplement racontée. Une épopée, inlassable, chronique que les anciens ruminent les soirs de mélancolie, lorsqu’ils finissent par confondre, mélangeant toutes ces horreurs, les luttes antifrançaises, les guerres antiaméricaines et la guerre civile. Il est vrai qu’elles se sont télescopées : les uns chassant les autres pour nous inféoder puis nous laissant ensuite aux affres de la déchirure fratricide  !

- Je ne les ai pas connues, ces guerres,  car je suis bien trop jeune. Mais bien qu’enfant de la paix, je reste, hélas, un fils héritier de la misère !

- La moitié des gens de mon pays a cette amnésie des générations d'après-guerre : elle ne sait pas, elle ne veut pas savoir, elle ne veut pas être dépositaire de la mémoire de ses pères.  Un fardeau trop lourd à porter ou bien une charge qui entrave la marche vers l’avenir ? Cette génération est faite d’une jeunesse qui n’a pas connu l’âpreté de ces combats. Une jeunesse de moins de vingt-cinq ans mais privée de l’insouciance propre à cet âge du fait des difficultés matérielles à surmonter pour survivre. Un lot incontournable que chaque jour apporte, comme ces détritus qu’au matin l’on découvre sur nos plages du Tonkin, infatigablement déposés par les rouleaux boueux de la mer de Chine. 

Notre misère souille notre quotidien qu’elle émonde de toutes les joies superflues ! On ne nous appelle plus pays « en voie de développement » ! L’hypocrite langue de bois  des bien-pensants occidentaux nous qualifie du terme de pays « émergents ».  Du pareil au même !

Enfin, elle désire oublier, cette jeunesse, le passé douloureux qui s’éloigne à l’horizon de nos mémoires, dilué dans l’histoire. Elle regarde en avant. Depuis la chute de l’embargo américain, notre espérance a le reflet épinard du dollar. C’est le prix de notre amnésie. Elle veut, avec avidité, empoigner le présent, tenter de le maîtriser, se « colleter » à l’aridité du jour et essayer de se hisser vers un avenir plus serein. Je sais bien cependant qu’elle voudrait inconsciemment prolonger l’espoir infusé dans son âme par ses pères et le faire fructifier. Ses pères ! Mais quels pères?

- Moi, je n'en ai pas eu !

- Pas que j'ai connus, du moins !

- C'est ainsi que commence ma triste histoire. Elle n’a rien d’un roman, entre les pages duquel souffle le vent de la fiction, destiné à faire frissonner le lecteur. Sa réalité m’a meurtri à tout jamais. Le destin s’est voulu parricide et m’a mutilé.

- Peut-être le père que j'aurais dû avoir erre-t-il encore dans ce bas monde en ignorant le fruit de sa semence ?

Les hommes ont, au hasard des rapports, ce pouvoir de fécondation qui les dépasse. Le sexe reste un jouet dangereux pour les adultes mais blesse les enfants.

- Peut-être ce père de passage est-il simplement volontairement amnésique d’une lâche désertion ?

- Je préfère lui laisser, dans le doute, cette circonstance atténuante qu’est parfois l’ignorance.

- Peut être a-t-il l’excuse d’être mort ?

- Je ne sais ! Il n’est, de toute façon, sûrement pas mort lors de la dernière de nos guerre : il n'aurait pas pu me concevoir. Car je suis encore trop jeune !

Je suis né bien après la chute de Saigon en 1975.

Qu’il soit mort après, cela reste dans le domaine du possible. L’espérance de vie dans mon pays reste basse et ceux qui ont connu les affres de la guerre sont souvent fortement éprouvés et moins résistants. Ce sont les premiers à partir.

- Je suis donc né, objet encombrant, dans l’anonymat le plus complet, déjection d'un ventre inconnu, fécondé d'un père de passage qui n’a pu avoir connu la guerre.

- Je ne suis qu’un orphelin de l’après guerre !

- Je sais que vous, touristes de France, vous avez compté deux guerres sérieuses. Des guerres mondiales dont nous avons aussi eu les éclaboussures.

Et puis, il y a eu celle  que vous avez faite loin de chez vous pour vous maintenir de force dans mon pays afin de conserver les plantations d’hévéas des grandes familles. Michelin, les grands domaines des Terres Rouges, vous connaissez ? Cotés en bourse, bien sûr ! La lutte contre le communisme avait bon dos pour soulager les consciences.

 Une guerre menée sans faire de quartier contre tous les nôtres. Ils ne vous voulaient plus sur notre sol. Nos pères avaient osé fièrement secouer le joug imposé et relever leur front. Les milliers de fourmis amaigries mais persévérantes de l’oncle Ho, grouillant dans la profondeur humide des jungles, ont bien failli être écrasées d’un talon rageur, mais leur nombre et leur détermination ont eu raison de vos corps expéditionnaires. Vous ne l'avez même pas comptabilisée cette petite guerre qualifiée d’ « indochinoise ». Trop petite, trop lointaine. Et notre maigre « barbichu » au visage d’ascète, à la tête de sa fourmilière en ébullition, a fini par vous éreinter dans la fameuse cuvette du Nord ! Nous avons posé dessus le couvercle : nos bicyclettes à travers la jungle, chargées des pièces détachées de  canons vous ont réservé une mauvaise  surprise !

- Dien Bien Phû, ce nom vous évoque-t-il quelque chose ?

-Pour vous, ce fut le début de l’effritement de votre empire colonial. Pour nous, cette victoire chèrement payée eut la labilité d’un reflet. Elle ne fut que le mirage fugace d’un futur attendu qui ne fut malheureusement pas à la hauteur de nos espoirs. Indépendance, certes, mais les combats n’étaient pas pour autant achevés.

- Notre ciel du Nord était jugé trop rouge par les Impérialistes et nous dûmes reconquérir nos provinces du Sud sur les étoiles insolentes d’un drapeau étranger. Et à quel prix ! Celui d’une lutte fratricide ! Ce fut, là aussi, la victoire de notre détermination farouche, aux supports archaïques, sur la haute technologie occidentale sophistiquée et meurtrière. La liberté nous fut acquise au prix fort. Nos pères l’ont payée, la réunification de notre petit pays. Le temps, fort heureusement, est passé, émoussant tous les ressentiments et confortant la soudure du pays.

- Je suis donc né, orphelin, dans la tourmente qui a suivi cette épopée : une grande page de notre histoire sous laquelle il faut tirer un trait pour reprendre son souffle dans la paix retrouvée. L’embargo américain tombé rétablissait le rayonnement du « Dieu Dollar », aujourd’hui adulé en mesure étalon. Il a repris droit de cité : en son nom tout s’achète, le meilleur comme le pire, et le pourrissement est contagieux.

- Maintenant que l’oubli s’infiltre dans les fissures de la mémoire, nombreux sont les touristes de France et d’Amérique qui viennent visiter mon pays.

- Pour les avoir côtoyés, les uns et les autres, au fil des heures, lorsque je déambule dans le lacis des ruelles autour du petit lac et vers le vieux marché, j’ai appris à connaître toute la gamme des touristes possibles : des routards impénitents, solitaires et curieux, aux troupeaux badgés menés au drapeau et au porte-voix par un guide vietnamien parlant votre langue. On m’a dit qu’ils ont un uniforme : le même tee-shirt assorti à leurs casquettes imprimées au logo de leur agence de voyage. On les reconnaît toujours ronchonnant car le « steak-frites » leur manque  ainsi que les cuillères et les fourchettes ! Ils passent en escadrille de cyclopousses la caméra au poing : tout le charter ! Les routards, eux, sont jeunes, comme moi. Ils aiment mes chansons et il nous arrive de parler et d’échanger des idées. Ils me laissent quelques piécettes dans ma sébile. Ils ne sont pas riches et je sais qu’ils le font de bon cœur.

- Dans le lot des visiteurs il y a aussi les « vétérans » de toutes ces guerres qui reviennent bien des années après ! Ceux-là restent les plus attachants car nous les sentons très proches de nous. Ils nous aiment car leurs souvenirs se sont cristallisés en eux en une sourde nostalgie qui leur remue toujours la tripe. Cet amour de mon pays est resté le plus fort au fond de leur cœur bien qu’ils se soient battus et aient souffert sur notre sol. Je devine confusément à leurs propos qu’ils ont surtout mal de leur jeunesse passée ! Elle les poursuit avec la détermination incisive d’une rage de dent, de jour comme de nuit. Sans répit. Ils ont, depuis des années, eu le rêve récurrent, mélange de songe et parfois de cauchemar, de ces séjours guerriers passés chez nous. Il leur a fallu l’exorciser ! Ils ont repris leur paquetage et un billet pour Hanoi-No Bai ou Saigon- Than Son Nut. La gorge serrée et le nez collé au hublot, les yeux mouillés, ils ont scruté les jungles et vibré à la vue de nos fleuves majestueux, le Rouge ou le Mékong, à la mosaïque redécouverte de nos rizières. Ils sont émus aux larmes, comme des enfants. Ils en crèvent de se voir vieillir et, avec eux, la légende qu’ils se sont construite, à laquelle ils sont les seuls à croire encore. Ils s’y raccrochent désespérément comme à un espar, dans le naufrage de leur vie qui s’achève. Je les côtoie sans que pour autant ils perçoivent ma présence, lorsqu’ils me bousculent, se heurtant à ma démarche hasardeuse dans la cohue des ruelles que je connais par cœur, dans lesquelles je pourrais presque marcher les yeux fermés, façon de parler ! 

Je les entends discuter autour de moi, lorsqu’ils flânent à la recherche de leur temps perdu, dans la mouvance bruyante et dense du marché central. Ils s’immergent avec délectation dans un monde qu’ils retrouvent et dont ils ont gardé l’indélébile empreinte au fond de leur cœur. Ils ont oublié leurs souffrances. Ceux-là refont tous le voyage pour tenter de retrouver la trace et le goût de leurs jeunes années volatilisées en se replongeant dans l’ambiance de nos foules et en noyant leur regard dans ces miroirs que sont nos paysages aquatiques. Mon pays est très beau. C’est du moins ce qu’ils affirment tous. Envoûtant, peut-on dire. Et tous nous reviennent, la larme à l'œil et le cœur chiffonné : ayant survécu aux enfers de nos jungles, à la violence des combats, il faut vraiment qu’ils soient tombés amoureux de mon pays pour y séjourner encore pour ce pèlerinage sentimental. Le temps n’a pas altéré à leurs yeux le charme de notre " petit Dragon de l'Asie". Il n’a fait qu’aiguiser leur désir d’y revenir. Si sa morsure, vénéneuse et traîtresse, leur a infusé, à leur insu, cette dépendance, c’est tout simplement qu’à l’époque de leur aventure asiatique ils avaient vingt ans. Et cela n’arrive qu’une fois dans une vie ! Tous sont tatoués dans la profondeur de leur âme et parfois dans les cicatrices de leur corps. Ils recherchent, rajeunissant tout à coup, dans chaque odeur, chaque couleur, chaque silhouette, cette trace de ce qu’ils ont été, diluée dans les reflets de nos rizières. Et, malgré les blessures parfois ravivées, ils se rappellent, voluptueuse réminiscence, dans une exquise douleur, tout simplement, qu'ils ont vécu. Je les comprends confusément sans pouvoir exprimer clairement les raisons de cette perception.

- Une intuition sans doute, un don de double vue.

Là, j’exagère !

Cela vient peut-être du fait que j'ai, moi aussi, souffert dans ma prime jeunesse, moins dans mon corps infortuné qu’au fond de mon cœur ! Je ressens pour eux cette compassion  de frère d’armes, celle d'un ancien combattant sur le retour, bien que je n'ai guère plus de dix huit années d'errance terrestre. Je n’ose dire de Vie : car la Vie suppose une certaine décence dans le quotidien ! Pour ma part, en ce bas monde, je tente de survivre dignement, comme on me l’a appris il y a si longtemps. La vie est une lutte, m’avait-on dit.

Sois vaillant et le Dieu des chrétiens, Tout Puissant et Bienveillant, dans la foule des infortunés saura reconnaître les siens.

- J’y avais cru !

- J’étais si jeune et malléable. Sans doute en avais-je aussi besoin à ce moment-là. L’idée d’un Dieu protecteur est parfois ce tuteur que l’on recherche inconsciemment, auquel se raccrocher pour rester debout. Le bourdon du pèlerin de la vie sur lequel s’appuyer pour reprendre un souffle d’espoir. La religion vous prend en traître, s’infiltrant dans vos faiblesses du moment, comme la pluie acide dans les fissures des statues qu’elle taraude.

-Mais Dieu existe-t-il ?

-Est-il cet être omnipotent que l’on m’avait décrit, cet architecte de l’univers, foncièrement bon avec ses créatures ? Le maître miséricordieux du ciel et de la terre !

Il m’arrive de douter de sa mansuétude lorsque je reprends mon histoire par le commencement. Enfin…

 

Et puis… au-delà du touriste curieux, au-delà des pèlerins nostalgiques, il y a les « Autres » : ceux qui viennent glaner sur l’étendue navrante de notre pauvreté, en font une bonne excuse pour laver leur conscience et dérobent sans scrupule notre avenir…

- Je sais de quoi je parle !

- Je n'ai plus guère d'illusion sur mes semblables, dont je devine à tâtons les lâchetés et les turpitudes. Mes douleurs silencieuses sont enchâssées dans l'obscurité veloutée de mon âme…

Mon âme, pour être close à la lumière, vibre d’une sensibilité exacerbée par cette nuit bienfaisante qui baigne mon univers et que parfois je bénis. Sensitive, elle possède un pouvoir de divination tactile me permettant de mieux sentir les gens que je côtoie, de mieux palper en silence la vie des autres, d'être aussi plus indulgent vis-à-vis de ces visages dont les regards balaient le mien sans forcément me voir. J’ai la secrète faculté de les déchiffrer à leur insu, d’en soupeser les paroles, d’en palper les silences, d’en disséquer les intonations.

          -Vous l'avez sans doute deviné, je suis un aveugle.

        

           Aveugle de naissance.

 

-L’aveugle mendiant du vieux marché…

Dans cette cécité qui m'a, depuis toujours et à jamais, noirci le monde, j'erre avec cette assurance des vieux somnambules, déambulant de gouttière en gouttière sur le bord d'un toit. J’ignore tous les vertiges d’une réalité qui m’échappe. Heureusement peut-être. Ma nuit profonde s'éclaire de la lumière du cœur des hommes et des femmes qui m'approchent : je sais en explorer toutes les anfractuosités à la façon d'un spéléologue curieux et j'en vois l'intérieur sous des angles qu'ils ignorent ou ne veulent pas savoir.

Je les déchiffre avec mon cœur.

A trop voir le monde qui nous entoure, nos semblables, aux yeux lucides, ne perçoivent en image inversée dans la concavité de leurs rétines que la superficialité d'un décor dans lequel ils se fondent. Caméléons sociaux, ils s’agitent sans avoir trop le temps de penser. Le quotidien les dévore. Ce ne sont que des figurants ignorant souvent le rôle qui leur est imparti. Des pantins, comme ces marionnettes polychromes dansant sur l’eau et fières de leur reflet : les avez-vous vues ces poupées de bois verni, dans le théâtre, près du petit lac de l’Epée Restituée, Ho Qiem ? Elles s’agitent en mimant le quotidien de la vie sur les musiques traditionnelles, poupées de bois sans âme, aux invisibles ficelles : laboureur avec son buffle, semeuses repiquant le riz, moissonneuses ou pêcheurs…Des phénix, des chimères et même Le Loï venant rendre son épée à la tortue…   

Ainsi, beaucoup de ceux qui s’agitent autour de nous ne restent-ils confinés qu’à ce médiocre rôle ! Ils ne butinent que la couleur et la forme des êtres et des choses sans tenter d'en effleurer l'essence cachée. Ils caressent du regard la matière qui les entoure avec l’indifférence hautaine du chameau et blatèrent à tout va. Du bruit ! Du vent ! Ils en ignorent la quintessence…

- La nuit qui m’enveloppe me laisse le privilège et le temps de l’introspection solitaire.

- Ma cécité me donne finalement ce don étrange de double vue et mon regard vide sait néanmoins, invisible, plonger dans l’intimité de tous ceux qui m’entourent et scruter en silence les replis de leur conscience.

-L'aveugle, savez-vous, dans mon pays, de par cette acuité impalpable et mystérieuse, fait qu'on le craint un peu. Il inquiète, par ce visage sans lumière qu’il offre à tous avec ingénuité. Une face candide, imperméable, sur laquelle glissent les coups d’oeil de l’entourage, comme les pluies de moussons sur les ponchos de plastique qui fleurissent dans nos rues. Il est nimbé d’une aura sulfureuse. Il reste encore considéré, en effet, dans l’esprit superstitieux du commun, un peu comme un sorcier. Un mage noir aux funestes augures. Une sorte de devin, un conseiller parfois, auquel on se réfère pour les choses de l’âme. Un confident aussi, que l’on approche avec un respect mêlé d’inquiétude et de frayeur, afin d’y soulager son cœur.

-Sait-il voir dans le monde parallèle de l’au-delà ?

- Côtoit-il les « Ma Ki » qui nous entourent à notre insu et que le bruit assourdissant des pétards de nos fêtes tentent d’éloigner ?

-Saurait-il percevoir les conseils chuchotés des esprits des morts?

-Pourrait-il avoir, dans l’épaisseur de sa  nuit, des contacts supranaturels avec les mânes des ancêtres ?

- Saurait-il leur parler ?

Car les ancêtres, dans mon pays, cohorte d’ombres omniprésente, vivent et divaguent, fantômes souvent interpellés, au milieu d’une descendance sur laquelle ils veillent. Dans les campagnes, sur les diguettes, leurs tumuli de ciment chaulé se mirent en pétales blanches dans l’eau dormante des rizières : ils sont ensevelis et reposent ici et là, au milieu des terres qu’ils ont travaillées leur vie durant. Leurs tombeaux, modestes mausolées familiaux, gardent et protègent leurs descendants qui s’éreintent autour d’eux de saisons en saisons, du  temps des labours à ceux du dépiquage. Dans les villes et villages, chacune de nos maisons, du palais le plus riche à la plus pauvre paillote, abrite un autel des aïeuls. Il trône en bonne place dans la pièce où l’on vit. Les offrandes de fruits leur sont offertes. Bananes, pamplemousses, mangues… Les défunts sont encensés par les bâtonnets odorants qui se consument devant leur photographie ou devant les plaques commémoratives gravées à leur effigie. Le vieux Confucius a laissé sur notre mode de pensée une indélébile empreinte que n’ont pas gommée les froides idéologies cramoisies dévastatrices et folles qui régissent à ce jour notre destin d’individu.  

Les miens, d’ancêtres, ne peuvent, hélas, me parler car je n'en ai pas. Pas que je connaisse en tout cas.

Je suis l’enfant de la rue.

Car je n’ai pas de maison non plus !

J’erre au hasard des hébergements que l’amitié ou la compassion veulent bien me donner. Les recoins abrités et les cartons d’emballage me sont niche où passer les nuits de pluie. La pauvreté m’habille comme une cape lourde à porter et tellement collante !

 

Si dans le labyrinthe des étals, dans l'épaisseur des odeurs, dans la cohue populacière, dans ce folklore qui, pour nous, reste un  incontournable  quotidien, Touristes, vous avez recherché la scène typique à mettre sous l’œil numérique de votre caméscope, sans doute l'avez vous trouvée !

- Votre dépaysement est, je l’imagine, total. Vous déambulez, hagards, sur une autre planète. De quoi griller tous les rouleaux de pellicules qui gonflent les multiples poches de vos vestes kaki d’aventuriers. Vous êtes pris dans le tourbillon d’une jungle humaine qui vous étonne, vous saoule et vous déconcerte. Je sens que nous sommes les cibles complaisantes de vos safaris photographiques : tous nos visages sourient avec douceur à vos froids objectifs mercurisés. Ils s’y reflètent, déformés et convexes, comme des pleines lunes.

Nous sommes l’ « exotisme » que vous étiez venus chercher et auquel vous vous  frottez avec précaution cependant. Une méfiance, née de l’inconnu ou du « différent » venant pimenter l’aventure du voyage et de la découverte. Et puis, tant de parasites, chez nous, de miasmes à ne pas attraper ! Mais l’image  reste aseptique, dérobée sans contact direct. 

- D’une certaine façon, il est aisé de voler cette misère des autres, qui constitue leur quotidien, pour la revoir, « à tête reposée », dans la chaleur feutrée d'un salon confortable, sur un écran à cristaux liquides « coins carrés », extra plat, en couleur, commentant aux amis les aléas de cette exploration…Dans un univers dont nous n’osons pas même rêver bien que l’on en sache l’existence.

- Mais, chut !

- Ecoutez bien !

- Tendez l’oreille !

- Peut-être alors, dans le brouhaha de la foule des porteuses accroupies, pépiant à côté de leurs palanches de bambou, cette séquence vidéo, haute en couleur locale, se doublera-t-elle d'une complainte éraillée rythmée sur un air de guitare. Quelques accords posés et une mélopée sourde et lancinante qui se termine a capella. L’amplificateur à batterie n’est pas de première jeunesse et il déforme un peu le son. Je n’ai pas la voix nasillarde d’un Dylan mais vous reconnaîtrez mon blues !

- Peut-être entendrez-vous surnager cet air de ma chanson grise qui, au moment furtif de l’enregistrement sur le terrain, vous a échappé, couvert par un fond sonore bruyant et continu ?

- Ecoutez !

- Au milieu de la foule dense sur laquelle a glissé votre objectif, sur la séquence maintenant projetée sur votre petit écran, peut-être aussi distinguerez-vous le chanteur de cette complainte ?

- Ce n’est que moi !

- Une maigre silhouette, longiligne, un peu voûtée. Une espèce d’échalas. Comme un « i » fatigué qui serait coiffé d’un accent circonflexe trop lourd et qui chante. Il gratte son instrument porté en bandoulière. Ses longs doigts ne semblent pas hésiter en caressant les barrettes du manche. Les cordes métalliques aux vibrations aigues et un peu aigres donnent à la chanson une acidité douloureuse.

- Ce chanteur dégingandé qui hante le vieux marché et que vous découvrez enfin, à votre retour, ce n’est que moi !

- Chanter et faire la manche : c’est mon métier. Je suis cigale par la force des choses. Je ne mendie pas, j’offre simplement un peu de musique en échange d’une poignée de dongs. Cette chanson changeante, mélancolique ou gaie que vous arrivez à percevoir, c’est la mienne !

Elle me précède, traversant les ruelles au hasard de mes obscures déambulations. Elle se veut caresse pour rendre supportable la misère de mes compatriotes en leur mettant, au quotidien, un peu de baume au cœur. C’est pour eux que je chante : pour leur adoucir l’instant et leur colorer un peu la vie. Car je sais que l’oreille de mon peuple est sensible à ma poésie. A toute poésie. Ma poésie, c'est ma chanson. Ma chanson est une longue complainte.

- Je l’improvise à chaque pas selon l’humeur et j’en rythme les mots au métal de mes cordes. J’en pêche les paroles aux tourbillons des jours, comme autant de poissons pris dans le carrelet dégoulinant de l’eau verte des arroyos… Et les mots se débattent en soubresauts de révolte qu’il me faut assagir pour arriver à les faire danser sur des accords à ma façon. Je fais danser les mots : est-ce cela qu’être poète ?

- Elle est triste souvent, ma chanson.  

- Elle a le reflet des multiples bleus de mon âme tourmentée et contuse, marquée par la trace de trop d’évènements.

- Je tente de lui donner toutes les nuances d’un bleu qu’il me faut inventer du fond de la nuit qui m’entoure : du bleu de ciels aux bleus des vieilles ecchymoses, du bleu des volubilis à ceux, plus sombres, des souvenirs : Ceux-ci, insaisissables mais ô combien douloureux, viennent me hanter malgré moi de façon récurrente, en ombres dérangeantes.

- J’imagine des couleurs bleues que je n’ai jamais vues en les teintant tour à tour des reflets de chants d’oiseaux ou de pleurs d’enfants, de rires d’amoureux et de soupirs de déshérités. Ma perception des bleus ne peut, bien sûr, être que tactile ou auditive mais la sensibilité de ma palette se décline à l’infini.

- Bien que mes yeux soient à jamais fermés aux rayons du jour, cette âme que je trimbale vaille que vaille est restée vulnérable aux griffures du destin : l’obscurité constante y favorise les invisibles meurtrissures ressenties plus profondément que si la lumière venait en adoucir les impacts.

Le voyant a, pour lui, cette chance que les images du monde qui l’entoure diluent, en les éclairant, toutes les peines et tous les chagrins. Elles amoindrissent les contusions de la vie et aident sûrement un peu à les oublier…

Dans une âme prisonnière de l’obscurité, la tristesse aux noirs reflets reste captive dans l'uniformité de la nuit. Les soubresauts de l’infortune ricochent, obsédants, et tournoient d'un vol feutré, persévérant, douloureux, comme celui des chauves-souris dans la profondeur des cavernes.

Comme, à la nuit tombante, le vol exaspéré des vampires dans  la touffeur de nos impénétrables jungles.