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Chapitre 1

                                          

 La passagère du « T.G.M. »

      Essoufflé, le tortillard s'immobilise, geignant de ses freins fatigués, dans une quinte de grincements métalliques. Les quais, à cette heure de la matinée, grouillent d'une foule en effervescence. Les passagers, pressés de monter, prennent d'assaut les antiques wagons, ne laissant pas descendre ceux qui sont arrivés au terminus. Il s’en suit une innommable cohue Le brouhaha typiquement oriental, est continu, entêtant, signant l’ébullition d'un peuple houleux et sympathique : une agitation de djellabas, keffiehs, voiles et chéchias mêlée à une profusion de ballots, de couffins et de cabas. Une bigarrure tout à fait exotique.

       Se frayant difficilement un passage dans ce magma humain, une femme marche sur le quai pour gagner un wagon : elle se hâte car le convoi va s’ébranler. Elle se hisse sur le marchepied et s’agrippe à la portière pour se glisser dans le couloir. Ne trouvant pas de place assise, elle se tient debout près d’une fenêtre à demi ouverte. Lorsque le train, à petite vitesse, sort de la gare, l’air vient lui caresser le visage et rabat sur ses yeux indifférents, perdus dans le vague, une mèche de cheveux sombres. Son regard noir reste aveugle à ce qui l’entoure.

       Les wagons et leur vieille locomotive électrique, rescapés d'un métropolitain parisien des années vingt, en bois laqué, autrefois blanc, n'en reviennent pas encore de ce destin inattendu. Il prolonge leur espoir au-delà des limites matérielles de leur vie obscure et souterraine. C’est pour eux une résurrection au sens propre du terme. Tout à fait désuets, insolites même dans ce cadre, ils sont toujours éblouis par l’éclat aveuglant des lumières méditerranéennes auxquelles rien ne les prédestinait et par les aplats changeants de la Grande Bleue qu'ils côtoient depuis plus d'un demi-siècle. Ils quittent d'abord la gare urbaine, bâtisse sans aucun charme, en béton, avec, à deux pas, les remugles du port de Tunis. Un univers surréaliste où les grues démesurées, en mobiles de Calder, échangent leurs saluts à la façon de Chappe, à grands mouvements de bras. Cette gare est au bout de l’avenue  qui descend de la Porte de France : une grande allée coloniale aux rangées de ficus soigneusement taillés. Rafraîchissante, leur ombre bourdonne de chants d'oiseaux. Une ombre traître aux promeneurs car ceux-ci sont parfois baptisés de fiente fraîche en coulée blanche... Qui sur le col, qui sur le front... Et chacun de rire de l'infortune d'autrui.

      Au-delà de la gare, la voie ferrée se lance dans l'aventure, riche d'histoire, d'un voyage d’environ trente cinq kilomètres. Elle suit, dans son premier tronçon, une bande de terre où la route concurrence le train, en voies parallèles aux mêmes intentions. Cet isthme sableux se tend entre mer et marais: d'un côté, les grands bateaux, cargos et pétroliers, plein d'espoirs de voyage et, de l'autre, contemplatifs, hiératiques, fiers de leurs reflets d'aquarelles, les flamands roses. Sur quelques pieux émergeant de l'eau glauque, des cormorans attendent, noirs, immobiles, repliés sur eux-mêmes, voilure ferlée, méditatifs. A quelque dix kilomètres de là, commence l’invariable égrenage du chapelet des stations, où chaque arrêt reste un combat pour ces vestiges métropolitains soumis à la vindicte exubérante de voyageurs indisciplinés.

      Une forte odeur de poisson. Le marché est à deux pas, sous une halle en plein vent et le port de pêche est actif. Les chalutiers trapus, ondulant bord à bord, somnolent à la houle. Ils sont amarrés, chiens de mer au repos, tenus en laisses lâches par les bittes noires du quai. Ce port de la Goulette était autrefois le vrai port de Tunis mais les nécessités économiques ont fait creuser le grand chenal qui conduit au port actuel. L'entrée de cette "Goulette", est repérable par l’ossature ruinée d'une forteresse turque ou génoise : ses  ocres  murailles aux blocs cyclopéens s'intriquent dans les bâtisses à terrasses blanches d'une casbah...

       La femme ne bouge pas : elle a la fixité d’un bronze. On la sent absente, presque immatérielle, une épaule appuyée contre le montant de la vitre. Celle-ci renvoie le reflet d’un regard noir, d’un nez droit, de lèvres sensuelles à l’arc de Cupidon harmonieux ponctué d’un pli commissural en virgule de désenchantement. De temps en temps, elle soupire longuement et une ombre vient traverser son front en y creusant une ride.

      L’arrêt de La Goulette est court, comme les autres. Le tortillard se remet en route, avec ardeur, conscient du rôle vital qu’il joue dans le quotidien des populations de cette banlieue Est de la cité. Après La Goulette, le "petit goulet", la voie de chemin de fer s'incurve pour longer la côte, en  sinuosités paresseuses. Le vaillant petit train commence alors sa reptation de chenille processionnaire en tractant ses six ou sept wagons. Il longe la mer, en traversant une banlieue de coquettes villas aux façades claires que colorent des mosaïques murales et des rangées de lauriers fleuris, déclinant leurs tonalités du blanc au saumon en passant par le vieux rose. L’air est chargé d’un parfum dans lequel la suavité des fleurs d'orangers et de citronniers se mêle aux pointes âcres et ammoniaquées de l’urine. La voie chemine ici à l’ombre fraîche des grands mimosas et des eucalyptus aux frondaisons gris vert.

      Salammbô...L'univers de Flaubert revient à la mémoire du touriste mélancolique. Un nouvel arrêt.

     La mythique Carthage, enfin. La voie ferrée luit maintenant, inquiétante, électrique sous le soleil, au pied anachronique des esplanades de temples arasés par le temps : leurs colonnes torses se tiennent encore debout face à la mer, rongées par la vérole du vent, du sel et du sable. Les marbres et les  calcaires tavelés restent nostalgiques d'un poli initial oublié. Le chemin de fer glisse, en les surplombant, au-dessus des deux ports Puniques de commerce et de guerre hantés encore par les relents d'un culte païen à l’infanticide déesse Tanit. Au-delà des siècles, les nécropoles exhumées par les fouilles contemporaines en témoignent. Elles révèlent des urnes funéraires en terre cuite contenant les cendres d'enfants sacrifiés, immolation  terrible aux Dieux protecteurs de la cité. Si l'on ferme un peu les yeux, surgissent du fond de l'imagination les fines silhouettes des galères guerrières et celles plus pansues des vaisseaux de commerce. Le soleil frappe alors sur les paupières baissées en éclairant leur nuit d'un rougeoiement de feu. “ - Delenda est Carthago! Il faut détruire Carthage ! ” argumentait Caton l'Ancien dans le sénat romain, une figue fraîche carthaginoise à la main. Carthage fut brûlée, ses fondations couvertes du sel de l’opprobre. Mais Carthage est phénix. Elle renaît de ses cendres et la colline de Bursa demeure, offrant une cité colorée, riche d'une histoire de plus de deux millénaires. A deux pas de la voie ferrée les vagues lèchent les fondations ruinées des thermes d'Antonin le Pieux. Comme, avant lui, la reine Didon, fondatrice de Carthage, cet empereur aussi avait succombé au charme insidieux de ce site. Les antiques reliefs des soubassements, des murs et des piliers, décharnés et corrodés ont résisté à la persévérance marine. Sur l’étroite bande de sable, au pied de ces vestiges, des naïades bronzées étalent leurs appâts, indifférentes aux coups de klaxons répétés des chauffeurs hilares de la locomotive. Le coude à la portière et la moustache au vent, ils pilotent fièrement leur motrice un peu poussive.

      La femme se redresse avec une grimace douloureuse, remonte la lanière de son sac à main qui glissait de son épaule. Elle se masse la nuque. Elle sent les vibrations de la voie traverser son corps. Les images défilent devant son regard sans y allumer une quelconque lueur d’intérêt. Ce n’est pas une touriste. Elle n’a que faire de ces vestiges insolents du passé.

Au loin, sur l'horizon brumeux, tremblent les côtes escarpées du Cap Bon. C'est de là-bas que les galères apportaient le bois pour chauffer les piscines impériales ainsi que les amphores ventrues, enfichées dans leurs socles de bois, pleines d'un vin de muscat au parfum de résine. Les fonds marins en témoignent encore : les plongées sont fertiles en tessons et bronzes repêchés dans les épaves romaines et puniques.D’une humeur capricieuse, sous un ciel trompeur, la mer Méditerranée a toujours eu des colères imprévues de femme hystérique! Aux termes d'Antonin succède, juxtaposé, le palais d'un empereur contemporain dont la garde d'honneur, aux capes pourpres et sabre au clair protège le luxe et l'intimité. Les hautes murailles électrifiées, aux miradors vigilants, signent peut-être la conscience tourmentée d'un "Combattant Suprême" sur le déclin: ce héros de l'Indépendance, initialement plébiscité par les siens, impose sa tyrannie quasi impériale. Ces grilles le protègent et l’isolent, digues à la misère d'un pays dont il n'a su garder les rênes qu'en faisant parler les armes.

Le regard de l’insolite voyageuse s’allume tout d’un coup : y passe un éclair fugace de colère et de haine. La femme se souvient de ce triste jour d’hiver. C’était au mois de janvier plus précisément. Le ciel était d’un bleu glacial. De la fenêtre de sa chambre, ce matin-là,  elle a vu les chars énormes converger vers la médina, dans un bruit de tonnerre. Ils manœuvraient, monstres kaki maladroits, sur l’asphalte des rues labourées par leurs chenilles. Inquiète, elle a vu se déployer méthodiquement les troupes en tenue de combat : de jeunes soldats, baïonnette au canon, se mettre en position de tir face aux manifestants désarmés. Des paysans, des ouvriers, un petit peuple pauvre et laborieux qui avait osé se mettre en grève. On leur avait augmenté le prix du pain ! Elle a vu les tourelles borgnes des mastodontes tourner leurs canons vers la foule. Oseraient-ils tirer ? Elle était restée pétrifiée devant la gravité de tels évènements dont elle était le témoin impuissant et navré. Témoin d’un massacre d’innocents par la force aveugle d’un inflexible pouvoir. Elle avait ouvert son poste à transistors et cherché Radio Tunis : la station nationale n’émettait en continu ce jour-là que de la musique avec de très brèves nouvelles signalant que tout était calme et en ordre. Par intermittence, cependant, laconique, un communiqué faisait savoir que l’on demandait des donneurs de sang dans les hôpitaux Habib Tameur ou Charles Nicol. Le sang de la rue avait coulé. Déjà le claquement des coups de fusils se faisait entendre, mêlé de cris de rage et de hurlements de douleur. Elle vit des corps tomber. Des vitrines furent brisées. Elle revoit les manifestants fuir en courant dans une débandade de panique. Les blessés ou les morts, elle n’aurait su le dire, étaient portés en hâte et  allongés côte à côte dans les halls et les magasins éventrés béants sur la rue. Pâle, elle s’était retirée au fond de la pièce. Sans réfléchir elle s’était rendue compte que, malgré elle, les paroles d’une prière lui venaient aux lèvres. Elle s’était mise à pleurer à chaudes larmes, consternée et révoltée par cette incroyable réalité. Une vague de colère et de pitié l’avait submergé. La rage et le désespoir se mêlaient confusément au fond de son cœur. Le sentiment de l’irrémédiable l’étreignit. Rien ne serait plus pareil après de tels évènements. La ville resta morte d’un couvre-feu établi en plein après-midi, assassinée par des uniformes, terrassée sous les talons de la soldatesque. Une femme enceinte fut mitraillée alors qu’elle cherchait une voiture pour gagner une maternité. Deux morts de plus. Les bas quartiers de Melassin, regroupant de pauvres bidonvilles aux enfants hâves et déguenillés,  au milieu des marais d’une «  zone verte protégée » pour les oiseaux, furent aussi l’objet d’un nettoyage soigneux : les bombes lacrymogènes et les coups de feu partaient d’hélicoptères militaires. La femme au regard noir devait apprendre que, ce jour-là, les chirurgiens amputèrent des enfants blessés par des grenades, ouvrirent des ventres et des thorax saignant, réséquant des poumons, du foie et des intestins… Les blessés furent systématiquement embarqués le surlendemain contre l’avis des médecins par la police en civil. Les victimes furent enterrées de nuit sans leur famille.

Le temps était passé et le ressac des quotidiens avait jour après jour ensablé la mémoire…La vie avait repris le dessus.

Sur le visage de la passagère l’expression de colère s’efface progressivement comme la buée de l’haleine sur une glace : on sent qu’elle s’est refermée avec la détermination d’une huître perlière, apparemment hermétique aux perceptions extérieures. Elle voyage dans un univers parallèle à cette réalité du jour ensoleillé où elle se meut, perdue dans son inaccessible monde, bien loin de ceux qui la dévisagent en la trouvant bizarre, étrange… Etrangère…

La voie ferrée commence à grimper vers les collines côtières: au loin se dressent les clochers de la cathédrale Saint Louis. Un édifice solitaire mais digne, déserté des cultes, dont la présence hautaine se veut le souvenir d'un passé colonial chrétien. L'ombre du roi Saint Louis plane encore sur cette rive de la mer du Milieu des Terres : officiellement, si l’on en croit Joinville, c'est ici que la peste vint le terrasser à son retour de Saint Jean d'Acre et de Jérusalem et qu'il mourut en terre barbaresque. Le chroniqueur était-il sincère ou ne se fit-il que l'exécuteur de l'ordre royal d'annoncer son “ exitus ”? La légende serait plus belle taillant à l'amour une place de choix. Ainsi, le Saint homme, aussi Saint qu'il puisse l'être, aurait succombé à pire que la peste: aux beaux yeux d'une mauresque. On raconte en effet ici qu’il aurait jeté aux orties le vieux sceptre familial et déserté l'ombre du chêne au pied duquel il rendait la justice, pour préférer celle des cafés maures où, allongé sur des nattes de raphia, l'on peut prendre le temps d'apprécier le thé à la menthe dont l’arôme se mêle à celui des narguilés. L'ascension de la colline achève de faire croire à la légende, lorsqu’on découvre, entre deux stops, dans des gares de far-west aux guichets de planches, les hauteurs de Sidi-Bou-Saïd.

Cette histoire d’amour trop belle pour être vraie lui revient à l’esprit : C’est de LUI qu’elle la tient. Il était intarissable en  anecdotes sur son pays et avait un réel talent de conteur sachant avec les mots justes et imagés soutenir l’attention de l’auditoire qui tombait invariablement sous son charme. Elle avait été sa plus fidèle auditrice, buvant religieusement ses paroles, en silence.

Entre le bleu du ciel et celui de la mer, la colline blanche se laisse nonchalamment imprégner par le temps qui passe. Elle savoure avec un plaisir silencieux les caresses du soleil. A l'approche se révèlent les ruelles ombreuses, les taches vert émeraude des orangers bordant les jardins, les reflets gris des grands aloès aux fleurs squelettiques séchées en mats décharnés, les touffes bruissantes des palmiers, les maisons étagées en cubes intriqués. Leurs yeux mi-clos, en moucharabiehs d'un bleu de mer alternent avec les grilles andalouses aux galbes voluptueux. Les portes cloutées aux judas clos laissent sous-entendre, par leur cécité, une intimité secrète et protégée : le mystère des harems. Des balcons et des jardins suspendus, cascadent, en taillis capricieux et exubérants, les bougainvilliers mauves et saumons. Le parfum des jasmins, des seringuas et des orangers coule enivrant sur les pavés. D’étroits culs-de-sac s'ouvrent sur les hauteurs du site en dominant le golfe de Tunis, et, dans les brumes, sur la rive lointaine, au-delà de Rades et de Hammam-Lif, la silhouette bifide, quasi volcanique, en Fuji-Yama Tunisien,  du mont Bou Kornine se dessine : cette image, tout en nuances douces de lavis, a la finesse d’une estampe orientale.

L'effort des machines aux moteurs électriques fait vibrer les carcasses de bois des compartiments surchauffés. Les châssis rigides et rouillés pleurent. Les quelques fenêtres qui restent encore hochent dans leurs glissières. Elles claquent comme les dents déchaussées d'octogénaires qui mastiquent. Mais le tortillard  progresse avec lenteur, courageux. Il se hisse vers le milieu de la pente, au pied du village, pour déverser son lot de voyageurs, indigènes et touristes bardés de caméras. Il est illusoire de croire que ces derniers, mitrailleurs du caméscope, tireurs d'élites du téléobjectif, dans leur voracité à tout emmagasiner dans leurs appareils, puissent appréhender les mystères de ce site dont le cœur leur restera sûrement fermé. Les poètes savent qu’il est impossible, aussi bon photographe que l’on soit, d’emprisonner dans la boite noire l'âme de Sidi-Bou-Saïd. Elle est labile, fugace, insaisissable, incertaine.

L’impénétrable passagère lève les yeux vers le sommet de la colline. Son visage reste de marbre. Les articulations de ses doigts crispés blanchissent sur la poignée de son sac à main : l’observateur attentif peut y déchiffrer l’intense tension intérieure qui l’habite.

Elle s’était laissée envoûter à son insu par l’ambiance particulière de ce village, à un moment vulnérable de sa vie sentimentale. Elle était amoureuse, et se mêlaient confusément en elle, indissociables, le souvenir des heures de bonheur passées avec l’Homme aimé et les sortilèges distillés par l’âme du lieu.

Une âme indéfinissable, parfum autant que poésie, nuance de pastel plus que franche couleur, musique aussi, à l'heure désertée des visiteurs, la nuit, sous les étoiles. Bruissements du vent dans les palmes, intarissable chant des cigales sur le fond continu de la berceuse marine du ressac. Elle ne peut que s'apprivoiser lentement, tendrement, au rythme des saisons. Elle habite ces murs que le soleil caresse. Elle allume et fait briller les yeux du promeneur tombé sous son charme insidieux. Comme un bijou précieux, aux beaux jours, elle attire et fascine.

…Mais lorsque passent les saisons, c’est lors des journées grises et pluvieuses qu’il faut aussi savoir avec patience débusquer cette unique essence du lieu. Elle ne se donne entièrement qu’aux poètes ou aux amoureux. Elle a cette mélancolie des femmes mûres  au petit matin. C’est à cette heure qu'il faut savoir les aimer quand une nuit d'amour les a un peu défaites et qu'elles révèlent, dans la réalité de leurs cernes de fatigue marqués par un maquillage défait, leur faiblesse face au temps. Les feux de la rampe et les fards ne laissent voir qu'une faible part de la réalité: ne "voit-on pas bien qu'avec le cœur", nous dit le petit Prince! A l’inverse du miroir aux alouettes, à l'attraction éphémère et fatale, c'est la lente découverte plus que l'éclat qui tisse l'amour, au quotidien, tatouant dans les chairs la pérennité des sentiments. La gerbe d'étincelles dans son jaillissement subit est factice. Sous la cendre, la braise patiente peut tenir jusqu'à l'aube et raviver jour après jour le même feu.

Depuis que le petit train chemine dans ce site enchanteur il en a appris les faiblesses saisonnières qu’il affronte avec courage. Grisailles de l'automne lorsque le vent coulis de la mer, humide et froid, fait frissonner les rares passants, ombres pressées, emmitouflés dans leurs burnous ou leurs longues capes de laine bleue. Humidité condensée des poêles à pétrole lampant coulant le long des murs sur les carrelages austères et froids. Relative rigueur de l’hiver lorsque le givre du matin fleurit sur les carreaux et que la boue des chemins non goudronnés près de la gare colle aux babouches. Journées monotones et infiniment tristes de crachin où le ciel et la mer se marient dans un gris délavé, gommant toute ligne d'horizon. Journées aussi de tempête où le vent fait vibrer les grilles forgées des fenêtres et défrise la mer, ébouriffant les vagues qu'il gonfle et vaporise en embruns lactés. Les barques, alors, soupirent, tirées sur la plage, fesses en l'air, et les bateaux s'agitent dans le claquement des haubans sur les mâts, se faisant tout petits, blottis derrière la jetée du port sur laquelle à grand bruit rageur les paquets d'eau verte en ébullition viennent exploser avec colère.

Ce n'est donc qu’au fil des saisons que se découvre la réalité d'un lieu que le soleil transfigure, transmute miraculeusement en un paradis d'été.

Le tortillard repart enfin pour se laisser glisser avec soulagement dans la pente douce de l'autre côté de la colline, vers la petite cité de La Marsa, "le port". Cette bourgade n'a pour elle que le charme estival des cités de bord de mer. Elle est appréciée par des citadins à la recherche d’une bouffée de fraîcheur lorsque, dans la fournaise d’août, l'air de Tunis est irrespirable et moite, semblable à la vapeur d’une Cocotte-minute rendue nauséabonde par les marais d'alentours.

La voie ferrée s’arrête sur un buttoir insolite à deux pas du centre du village. Tout le monde descend. L’assaut de ceux qui s'en reviennent vers la capitale ou les autres bourgs de banlieue reprend alors. Et chacun se précipite, s’empresse, bouscule, s'agrippe pour conquérir et défendre son coin de banquette de bois...

Les enfants grimpent sur les tampons, les attelages ou sur les marchepieds, en grappe bruyante d'où se détache parfois un maladroit, pour atterrir électrocuté sur les voies électrifiées, brûlé en deux bandes parallèles... Les chirurgiens de Tunis connaissent bien cette "pathologie du TGM"... Car ce tortillard particulier, rames d’un métropolitain parisien transplantées, équipage anachronique mais toujours valeureux, est appelé "T.G.M." comme abréviation de "Tunis-Goulette-Marsa"...

C’est de ce « T-G-M » qu’elle a pris ce matin-là, rassemblant tout son courage pour affronter ses souvenirs, que la femme descend. Un voyage lentement mûri, entrepris après bien des années, pour conjurer un passé douloureux. Elle a, dans cette cohue bruyante, l’indifférence monolithique et le regard perdu des statues. Sa démarche d’automate et la rigidité des ses traits fins et réguliers cache une angoisse contenue et une grande peur d’elle-même paradoxalement doublée d’une indéfinissable et exquise mélancolie.

Elle descend à l’arrêt de Sidi-Bou- Saïd…