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Accueil > Livres > Yves GLOCK > "Murs...Murs... (Ramallah 2008" > Extraits
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1-Ramallah…
Ce soir Mahmoud est anxieux. Suspendu par l’attente, le temps s’étire indéfiniment. Attisée par le décompte des heures, l’inquiétude se coagule pour se transformer en un bloc de colère. Aicha aurait dû le prévenir ! Cette gueuse est encore en retard ! Elle devrait déjà être rentrée de Gaza par l’autobus du matin. Ne lui est-il pas arrivé quelque chose ? Comment se fait-il que ce voyage soit plus long que prévu ? Mais peut-on prévoir quoi que ce soit dans ce pays maudit ? En effet, au fil des jours, les aléas des transports pourrissent la vie. Non par l’importance des distances, car cette partie du monde tiendrait dans un mouchoir de poche, mais du fait des check-points : pire que des douanes ! Le sas d’une prison ! Les queues aux heures de pointe s’allongent, exaspérantes et dissuasives aux autochtones : bus, automobiles, cycles et piétons patientent en de longues files, de jour comme de nuit, si tant est que la barrière soit ouverte. Une lente filtration au compte goutte. Et toute fermeture aléatoire des points de contrôle conduit à faire de longs détours.
Les fouilles y sont acharnées. Leur lenteur calculée est de mise pour mettre les nerfs en pelote. Ces vexations continuelles exacerbent les rancœurs.
Ayant rangé en fin d’après-midi, au pied de l’immeuble, son vieux taxi, une Mercedes qui remonte presque à Mathusalem, Mahmoud pile du poivre ! Du piment ! Son humeur est exécrable. Il tourne en rond. Un lion en cage ! Il se refuse à passer à la cuisine pour mettre la main au repas du soir. Ce n’est pas le rôle de l’homme. Il n’est pas là pour se substituer à la maîtresse de maison. Elle va l’entendre, Aicha ! Elle ne perd rien pour attendre. La colère fait bouillir sa patience à grosses bulles. Celle-ci déborde du cendrier en mégots inachevés.
Khalil, leur fils, n’est pas rentré non plus ! Sans doute sort-il plus tard du lycée. C’est ce que veut penser Mahmoud. Ce jeune l’inquiète. Il est à cet âge dangereux auquel la vie semble une valeur sans importance. Un âge d’extrême malléabilité, sur lequel toutes les empreintes peuvent laisser d’indélébiles cicatrices. Il sait que, dans les milieux scolaires, les jeunes se gaussent de comprendre la situation de leur pays et que leur sensibilité à fleur de peau souffre des injustices et des intimidations subies. Leur orgueil encore neuf est vulnérable, se froissant douloureusement à chaque brimade. Jeunes coqs hérissés, ils se sentent concernés par ce quotidien imposé par l’Etat d’Israël. Ils jugent cette soumission apparente de leurs aînés avec intransigeance comme autant de faiblesse et la condamnent froidement. Ces noires pensées minent silencieusement la vie de Mahmoud. Il ne peut s’en confesser à Aicha qui est aussi épidermique que Khalil dans ses réflexions lors des conversations familiales. Philosophe, Mahmoud tente toujours d’éteindre cet éclat brillant dans les yeux de la mère et du fils. L’étincelle du fanatisme met facilement le feu aux poudres et peut compromettre l’avenir d’un adolescent. Il sent bien, Mahmoud, que ce fils adoré, dont il est si fier, a l’impulsivité d’un jeune étalon : le mors aux dents lui est insupportable ! Il lui faudrait peu de chose pour se cabrer, ruer dans les brancards et casser la charrette ! Dans l’ambiance du lycée, ce jeune garçon est imprégné d’un esprit religieux. Mahmoud ne veut pas aller à l’encontre des idées de ce jeune fervent mais, chaque fois qu’il le peut, il le met en garde contre les propos mielleux des imams. Les mouches ne sont jamais attirées par le vinaigre !
Fatigué de tourner en rond dans l’appartement, Mahmoud sort. Il a besoin de prendre l’air, de se dégourdir les jambes et d’oublier un instant ces soucis qui le minent.
Regrette-t-il ce retour dans son pays ?
Il ne se pose plus la question. Certes en Palestine, la philosophie ne nourrit pas son homme. En Allemagne il s’était vu proposer un emploi d’assistant à l’Université. Il ne s’est pas senti le courage de l’expatriation. Une contrée trop froide, trop pluvieuse et dépourvue de cette exubérance des couleurs et des odeurs offertes par le Moyen Orient. Le pays des teutons ne fut qu’un pays de nécessité, pour l’étude, mais pas d’adoption. Les populations germaniques restent toujours réticentes vis-à-vis des musulmans. Trop de turcs, là-bas ! Une exaspération de tous ces blonds aux yeux bleus vis-à-vis des bronzés comme lui. Ses amis de ces années grises étaient tous des déracinés venant souvent du continent africain… Lorsqu’ils refaisaient le monde, le soir dans la chambre-cellule de la cité universitaire, ils se voyaient tous de retour chez eux, ne parvenant cependant pas à se projeter dans un avenir très gai. La Palestine, pour lui, restait une patrie mutilée mais il souhaitait s’y établir bien qu’ayant peu d’illusions sur les possibilités d’y trouver un emploi à la mesure de ses connaissances. Et le voilà, bien des années après, tenaillé par l’angoisse des lendemains. Un fils à guider dans un imbroglio d’idéologies incendiaires, une femme aimée, patiente et soumise. Et ce job alimentaire de chauffeur qui finalement lui laisse beaucoup trop de temps pour penser.
Mahmoud erre comme une âme en peine, fait un tour dans le souk du quartier, boit un café sur le trottoir en taillant une bavette avec le marchand de galettes ambulant et le bistrotier. Il est même passé à la mosquée pour se recueillir un instant.
Le soleil roule comme une grosse orange derrière les collines voisines barrées d’une muraille grise ceinturant les maisons blanches des colonies israéliennes qui surplombent et encerclent Ramallah. Le ciel s’ensanglante au couchant. Mahmoud inquiet regarde une fois de plus sa montre. Son visage est tendu. Sa barbe de trois jours, soulignée par sa moustache noire, lui donne une mine patibulaire de flibustier. Ses yeux aussi sont noirs, couleur de la nuit, brillants d’un éclat fébrile. Sa barbe n’est qu’une barbe de négligence : elle n’est pas revendicatrice ou politico-religieuse comme celle des vrais « barbus » : ceux qui arborent une fourrure épaisse affirmant indirectement leur soumission au Livre du Prophète. Il les connaît, ces religieux, frères prêcheurs du Jihad ! Sa religion, lui, il l’accommode à sa façon. Tout enfant il a étudié par cœur les sourates dans la madrasa de son village. Il s’y rendait après l’école, avec ses congénères écoliers, gardiens de chèvres ou apprentis maçons. Tous à cet âge innocent étaient polissons et frondeurs. Une période bénie, trop courte dans une vie, durant laquelle la réalité échappe à la conscience. Leur éducation religieuse imposait parfois quelques châtiments lorsqu’ils manifestaient une quelconque réticence à ingurgiter la Parole. Le religieux en charge de l’enseignement avait recours au bâton pour dompter ces petits d’hommes et faire rentrer dans les têtes parfois obtuses les préceptes à retenir. Mahmoud se souvient de cette époque avec tristesse et mélancolie. L’innocence de l’enfance des petits Palestiniens, déflorée par leur quotidien douloureux n’était pas la même que celle des enfants d’autres pays. La guerre fait mûrir malgré soi et prématurément lorsqu’elle éclabousse la réalité des mechtas détruites d’éclats de chair et de plomb. Mahmoud, las, se passe une main sur les yeux. Il veut effacer ces tristes images qui traversent son esprit. L’humiliation de ses parents devant la force froide de soldats méprisants a blessé ses yeux d’enfant sensible et impuissant. Mais…
De retour à l’appartement son inquiétude croit. Il attend, veilleur silencieux, dans la nuit qui s’avance. Il se penche à la fenêtre pour guetter sa femme. La lumière blanche des lampadaires du quartier, qui fonctionnent encore, commence à vaincre l’obscurité. Son halot souligne les ombres. La rue est presque vide.
Quelques passants, silhouettes furtives, s’y faufilent d’un pas rapide. Un brouhaha de conversations ponctuées par des éclats de voix mêlés de bruits de couverts montent jusqu’à lui : les voisins volubiles dînent les fenêtres ouvertes. Les minarets plantent dans le ciel d’un noir d’encre leur couronne verte : les lampes en guirlande proclament la couleur de l’Islam. La cloche d’une église, au loin, annonce l’heure. Machinalement, Mahmoud compte mentalement… Sept, huit, neuf… Il est déjà neuf heures ! Elle n’est toujours pas là ! Il ne tient plus en place. Impuissant à gérer son angoisse, il décide de ressortir. Il enfile sa veste et, fermant la porte palière derrière lui, dévale l’escalier pour gagner la rue. Sur le trottoir des chats effrayés jaillissent des poubelles à son passage. Son pas résonne. Il court presque.
Le centre de la ville n’est pas loin. Il a décidé d’aller aux renseignements au terminus des autobus.
Il pousse la porte du bureau. Derrière un guichet, un préposé range hâtivement des papiers au milieu des verres de café sales. C’est, pour lui, l’heure de faire ses comptes et de boucler la boutique. Pas de voyage nocturne. Le premier bus repart demain à l’aube. Il accueille Mahmoud d’un visage disgracieux : cette visite le retarde et l’indispose.
-Non, le bus de Gaza n’est pas encore arrivé ! Pas étonnant, dit-il ! Les Israéliens resserrent chaque jour la vis. Le blocus reste presque total : un étau ! Il y a déjà plusieurs heures, nous avons eu un appel du chauffeur. Il a dû faire un grand détour pour trouver une voie de passage. La queue est longue au contrôle. Il ne devrait plus tarder. In’chAllah !
Mahmoud, rasséréné, le remercie et s’en va. Les poings serrés dans ses poches il réprime une sourde colère : la liberté, entravée par le poids des chaînes, pèse lourd aux épaules meurtries. Il contient difficilement sa rage qu’il laisse exploser en shootant dans une canette de coca-cola vide. Elle roule de l’autre côté de la rue avec un bruit insolite dans le silence ambiant. Une cigarette encore !
Il est à nouveau dans l’appartement. Khalil est rentré plus tard que prévu. Il y a de la lumière sous la porte de sa chambre : un réduit dans lequel il a son lit et un petit bureau. Mal aéré, ce local sent toujours le fauve. Le jeune homme y a ses jardins secrets, une étagère, des livres, beaucoup de livres : les siens et ceux de son père. Mahmoud frappe à la porte puis l’entrouvre. L’adolescent est couché et dort à poings fermés. Un Coran est ouvert sur le bureau. Le livre saint est usé sur la tranche. On voit qu’il a servi. Le père referme sans bruit la porte pour rejoindre la cuisine. Le Saint Coran ! Mahmoud est musulman mais ses études de philosophie lui ont appris à se pencher avec discernement et avec un œil critique sur le contenu révélé des religions dites « du livre ». Il n’a guère d’illusion sur la valeur divine de celles-ci. Il n’ose froisser son fils en discutant de front avec lui. Le jeune homme, enthousiaste, baigne par nécessité dans une infusion religieuse dont Mahmoud connaît les œillères. Le « religieux » vient souvent à point pour étayer le « politique ». Dans la Palestine mutilée la sauce prend facilement. Quoi de plus facile à justifier qu’une guerre de libération au nom d’un Dieu : on appelle cela une croisade ! Mahmoud se dit qu’il faut qu’il ait l’œil sur son fils. La jeunesse est le ferment fertile de la lutte révolutionnaire. De tout temps c’est elle que l’on a envoyée au casse-pipe !
La faim le tenaille et le guide vers le réfrigérateur : une assiette d’houmous, un fond de taboulé. Il déplie une galette et tartine la purée de poix chiche. Il la roule comme une crêpe et y mord avec appétit. Mais la bouchée ne descend pas. Il se sert un grand verre d’eau. Tiède, elle a un goût bizarre. Sa pomme d’Adam monte et descend dans son cou maigre de coq décharné. Cette attente l’épuise.
Un pas dans l’escalier. Il se rapproche. On frappe doucement, comme un signal de conjuré. Une clé tourne dans la serrure. Le cœur de Mahmoud bat enfin avec plaisir. Sa colère s’effrite, comme la pierre blanche des collines sous l’ardeur du soleil. Il va la voir enfin. Il oublie instantanément les affres de cette attente.
La porte s’ouvre sur une silhouette fantomatique, découpée sur la faible lumière de la lampe palière : Aicha s’avance, le visage fatigué et pâle. Elle lui semble bien petite, enveloppée de la tête aux pieds dans sa tunique bleu ciel. On ne distingue que la pointe de ses chaussures. Ses mains sont blanches et longues. Ses cheveux sont cachés par le voile. Il encadre les contours de sa face oblongue. Lasse, elle s’avance, laisse tomber son couffin. Mahmoud ébauche un sourire et va au-devant d’elle. Ils s’enlacent et échangent un baiser. Elle se laisse aller dans ses bras puissants. Elle est épuisée. Ils restent ainsi immobiles. Elle pleure en silence.
-Nous avons passé plus de dix heures pour faire si peu de route, dit-elle enfin ! C’est désolant. Le premier passage était clos. Nous avons dû revenir sur nos pas et tenter un autre check point ; celui-ci était engorgé. Une queue de pauvres gens, patiente par nécessité, une fouille systématique des sacs sur la route, puis au corps. Puis les papiers : les montrer, les sortir encore. Une folie ! J’en suis malade. J’ai bien cru que je devrais dormir à nouveau chez mes parents. Si tu les voyais : maman fait penser à un moineau en fin d’hiver et papa à un épouvantail. Amaigris, ils ont le teint jaune des dénutris. Ils se heurtent à la difficulté de se procurer le minimum. J’en ai pleuré en les découvrant ainsi. Heureusement que leurs chèvres leur fournissent le lait. Pour le reste, c’est au jour le jour qu’ils font face. Ramallah, c’est presque le paradis par rapport au douar dans lequel ils tentent de survivre. Papa a une mauvaise toux. Je suis inquiète. Très inquiète. Ils t’envoient leurs affectueuses pensées et prient le ciel pour que l’on soit plus heureux qu’eux !
Gaza est asphyxié par Israël à la face d’un monde au silence complice ! C’est révoltant.
-Assieds-toi, Aicha, et mange un peu, dit Mahmoud, calme et rassurant. Tu vas aller te coucher tout de suite, tu en as besoin. Pour moi la journée a été assez bonne : il y a quelques touristes. Ils laissent plus volontiers un bakchich que nos compatriotes ! Voici cinquante shekels. Khalil m’inquiète, il songe plus au Coran qu’à ses livres scolaires.
Demain je dois me lever tôt pour aller à Tel-Aviv chercher des Français à l’aéroport.
Aicha acquiesce, dénouant son voile et laissant couler un flot de cheveux noirs sur ses épaules.